Faits

  • Première affaire :

Au cours des funérailles d’un amiral membre du Conseil national de sécurité, deux journalistes de nationalité turque ont critiqué la manière dont a agi l’amiral lors du « coup d’Etat » de 1997.

La famille du défunt a alors demandé des dommages et intérêts à l’encontre des deux journalistes.

Cependant, les citations en justice et l’acte introductif d’instance n’ont pu leur être notifiés car les journalistes n’étaient pas présents à l’adresse (le siège du journal) où les citations et l’acte introductif ont été envoyés.

Le procès s’est donc déroulé par défaut, en l’absence des journalistes. Ces derniers ont été condamnés par la juridiction turque, mais les journalistes contestent cette condamnation et attaquent l’Etat turc devant la Cour européenne des droits de l’Homme pour violation de leur liberté d’expression et de leur droit à un procès équitable.

  • Deuxième affaire :

Une banque coopérative roumaine a fait l’objet d’un contrôle approfondi de son activité et de sa viabilité (de sa rentabilité économique, de sa faculté à générer suffisamment d’argent pour exister), initié par la Banque Nationale de la Roumanie (la « BNR ») en vertu des pouvoirs que lui donne la loi.

A la suite de ce contrôle, l’autorisation de fonctionnement dont disposait la banque coopérative, lui a été retirée par la BNR, en raison des graves déficiences qui ont été constatées.

La banque coopérative a cependant souhaité contester cette décision qui a conduit à sa faillite (à sa disparition à venir) sans y parvenir. Elle a donc saisit la Cour européenne des droits de l’Homme pour faire valoir ses droits.

  • Troisième affaire :

Le 5 Décembre 2000, alors qu’ils s’étaient rendus près d’un lac artificiel pour pêcher au filet, quatre personnes de nationalité bulgare, Iliya, Lyubomir, Kostadin et Ivan, ont été surprises par un gardien armé d’un fusil de chasse.

Le gardien leur demanda de sortir de l’eau et de s’allonger par terre. Un second gardien rejoint alors le premier. Le premier confia son arme au second afin qu’il continue de les braquer avec l’arme. Pendant ce temps, le premier frappait les quatre personnes au sol, à l’aide d’un bâton en bois.

Les requérants portèrent plainte contre les gardiens, le 10 Décembre 2000. Une enquête a alors été ouverte pour violences et menaces de mort.

La procédure a toutefois été suspendue à de nombreuses reprises jusqu’en 2011, date à laquelle elle a été clôturée car prescrite. Autrement dit, la plainte n’a pu aboutir à une condamnation des gardiens car la procédure pénale en cours fut prescrite, donc éteinte.

Les requérants ont alors saisi la Cour européenne des droits de l’Homme, car la procédure pénale menée dans leur pays ne leur ont pas permis de faire valoir leurs droits et ont dénoncé les violences qu’ils ont subis.

PROBLEME DE DROIT 

Comment la Cour européenne des droits de l’Homme protège-t-elle les droits et libertés fondamentaux garantis par l’Etat de Droit ?

IDENTIFICATION DES PARTIES A L’INSTANCE :

  • Première affaire :

Les journalistes = les requérants (ceux qui contestent la décision rendue)

L’Etat turc = le défendeur (celui qui se défend contre les demandes des requérants)

  • Deuxième affaire :

La banque coopérative roumaine = la requérante

L’Etat roumain = le défendeur

  • Troisième affaire :

Les quatre personnes bulgares = les requérants

L’Etat bulgare = défendeur

ARGUMENTS DES PARTIES A L’INSTANCE

  • Première affaire :

Les journalistes soutiennent que le droit au procès équitable (droit d’être entendu par un tribunal indépendant et impartial, droit de disposer des mêmes « armes juridiques » pour se défendre…) n’a pas été respecté puisqu’ils ont été jugés en leur absence par la juridiction turque.

Ils considèrent que leur condamnation était une forme d’intimidation visant le journal pour lequel ils travaillaient et qui, d’après eux, a été depuis liquidé (devenu inexistant).

Ils soutiennent également qu’ils avaient le droit de critiquer l’action de l’Amiral au titre de la liberté d’expression des journalistes.

L’Etat turc soutient que le droit de participer à un procès n’est pas un droit absolu et qu’il peut faire l’objet de limitations raisonnables dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Il ajoute que tribunal turc a eu recours à tous les moyens dont il disposait pour informer l’un des journalistes de l’action engagée contre lui : demande de recherche à la police, recherche sur le lieu supposé être son adresse, publication dans un quotidien national… et que l’autre journaliste a été valablement averti de l’action engagée contre lui.

Il estime également que les propos qui ont été prononcés ne sont pas protégés par la liberté d’expression, car ils allaient au-delà de cette dernière et donc qu’ils devaient être sanctionnés. Il soutient que la condamnation des journalistes par la juridiction turque avait pour but la protection de la réputation et des droits d’autrui.

1ère affaire : CEDH, 4 mars 2014, aff. 7942/05 et 24838/05, Dilipak et Karakaya c/ Turquie

  • Deuxième affaire :

En raison de l’impossibilité de contester la décision par laquelle son autorisation de fonctionnement a été retirée, la banque coopérative soutient notamment qu’elle a été victime d’un défaut d’accès à un tribunal pour faire entendre sa cause et relève que l’article 6 paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme, protégeant le droit à un procès équitable, a été violé.

La Haute Cour de Cassation et de Justice roumaine, qui a été saisie de la contestation de la décision de retrait de l’autorisation de fonctionnement par la banque coopérative, a décidé de rejeter l’action de cette dernière au motif qu’elle n’avait pas la qualité pour agir en justice car la banque était en faillite (c’est-à-dire que la banque allait être dissoute, donc elle n’allait plus exister) en raison du retrait de l’autorisation de fonctionnement. Puisque la Haute Cour est une juridiction étatique, c’est l’Etat roumain qui a été attaqué par la banque coopérative, en raison de la décision de rejet qu’elle a prise.

2ème affaire : CEDH, 11 mars 2014, aff. 32125/04, Cooperativa de credit Sãtmãreana c/ Roumanie

  • Troisième affaire :

Les requérants se plaignent de la durée excessive et du caractère inefficace de la procédure pénale qui a été menée à la suite de leur plainte. Ils soulignent que la procédure pénale a été considérablement retardée par les autorités car le dossier a été renvoyé entre différents services, les actes essentiels tels que l’identification des responsables n’ont été réalisés que des années après les faits et les autorités sont restées passives (n’ont rien fait) durant de longues périodes sous le prétexte de l’absence de témoin notamment, qui ne convainc pas.

Ils dénoncent encore le fait qu’aucune mise en examen (procédure pénale « avancée » permettant de retenir une personne lorsqu’il existe des preuves suffisamment graves contre elle), n’a été effectuée alors que les auteurs potentiels avaient été identifiés. En ne faisant pas cela, les poursuites pénales ont été éteintes par l’effet de la prescription et les requérants n’ont pu obtenir réparation des préjudices qui leur ont été causés par les gardiens.

L’Etat bulgare soutient quant à lui notamment que les autorités ont pris toutes les mesures d’investigation nécessaires pour faire la lumière sur les évènements mais que l’enquête a été prolongée en raison de l’absence d’un des témoins. Il avance également que, malgré les efforts qui ont été déployés par les autorités, les auteurs des faits n’ont pas pu être identifiés avec certitude et, pour cette raison, aucune mise en examen n’a été effectuée.

3ème affaire : CEDH, 11 mars 2014, aff. 41717/09, Stoev et autres c/ Bulgarie

SOLUTION DE LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME :

  • Première affaire :

La Cour européenne des droits de l’Homme soutient que les deux journalistes n’ont pas été en situation de se défendre car la décision de justice turque a été rendue en leur absence. La Cour relève que les journalistes n’ont pourtant pas renoncé à leur souhait d’obtenir un procès équitable, c’est-à-dire de participer à la procédure qui était dirigée contre eux et de défendre leurs intérêts.

La Cour nous fait comprendre, par son arrêt, qu’il est essentiel, dans un Etat de Droit, de protéger les intérêts concurrents tels que la liberté d’expression et les droits d’autrui (droit à la vie privée et familiale, droit à l’image, par exemple) en veillant à ce que le droit au procès équitable et l’égalité des armes juridiques (c’est-à-dire les moyens juridiques permettant à chacun de se défendre) soient respectés.

Elle déplore que, dans cette affaire, la procédure n’ait été ni équitable ni contradictoire et donc que les droits et libertés fondamentaux en principe protégés dans un Etat de Droit n’aient pas été respectés.

En d’autres termes, dans un Etat de Droit toute personne doit pouvoir avoir accès à un juge indépendant et impartial pour obtenir un procès équitable, en vertu de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, et disposer des mêmes moyens que son adversaire pour défendre ses droits, lorsqu’il a une contestation à faire valoir. De même, la liberté d’expression, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, doit profiter à tous et doit être entendue largement. Or, puisque cela n’a pas été le cas dans cette affaire, la Cour européenne a condamné l’Etat turc.

  • Deuxième affaire :

La Cour européenne des droits de l’Homme a estimé que le rejet de la demande de la requérante, pour défaut de qualité pour agir en justice, a privé celle-ci d’un accès effectif à un tribunal pour se plaindre de la décision de la Banque nationale roumaine, qui lui a causé du tort, en particulier en ce qu’elle est à l’origine de la mise en faillite de la banque.

Autrement dit, si la banque coopérative avait pu contester la décision de retrait d’autorisation, elle aurait certainement pu continuer son activité. Mais son droit au procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, essentiel dans un Etat de Droit, n’ayant pas été respecté, elle n’a pu défendre ses intérêts, ce que condamne la Cour européenne des droits de l’Homme. C’est la raison pour laquelle la Cour européenne a décidé de condamner l’Etat roumain.

  • Troisième affaire :

Selon la Cour européenne des droits de l’Homme, les autorités bulgares n’ont pas procédé à une enquête approfondie et effective après des faits dénoncés par les requérants.

Lorsqu’une personne soutient de manière vraisemblable qu’elle a été victime d’actes dégradants prohibés par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme, les autorités ont le devoir de mener une enquête officielle effective, c’est-à-dire que cette enquête doit pouvoir permettre d’établir les faits allégués, d’identifier puis de punir les responsables, quelle que soit la qualité des auteurs (policiers, militaires, civils…).

Pour remplir ces objectifs, les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables dont elles disposent afin d’obtenir les preuves nécessaires. Les autorités doivent le faire de façon certaine, (ne pas faire « semblant » de le faire) et suffisamment rapide.

Dans ces conditions, la Cour a donc considéré qu’il y a eu une violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme par les autorités bulgares.

Autrement dit, dans un Etat de Droit, toute personne ayant subi des actes de violence dégradants doit pouvoir porter plainte contre l’auteur de ces faits, quelle que soit sa qualité, qu’il s’agisse d’un policier, d’un civil etc… et la procédure pénale qui s’ensuit doit se dérouler suffisamment rapidement et de façon efficace pour aboutir à une réparation des dommages subis par la victime. Or, comme cela n’a pas été le cas dans cette affaire, la Cour européenne a décidé de condamner l’Etat bulgare.

CE QU’IL FAUT RETENIR DE CES ARRETS

La Cour européenne des droits de l’Homme, compétente pour connaître des contentieux à propos de la violation des dispositions contenues dans la Convention européenne des droits de l’Homme, dès lors que tous les recours internes ont été épuisés (c’est-à-dire lorsqu’il n’y a plus de possibilité d’obtenir une décision par une juridiction nationale), veille à ce que les droits et libertés fondamentaux garantis par les Etats de Droit ne soient pas bafoués.

Au titre de ces droits et libertés fondamentaux se trouvent, comme nous venons de le voir, le droit à un procès équitable, le droit de ne pas subir des traitements dégradants ou encore la liberté d’expression.

Cependant, les droits et libertés fondamentaux d’un Etat de Droit ne se limitent pas à ces exemples. En effet, bien d’autres droits et libertés fondamentaux existent et peuvent être vus dans la Convention européenne des droits de l’Homme ou encore dans notre Constitution.

Si les décisions étudiées concernent des Etats de Droit autres que la France, cette dernière ayant ratifié la Convention européenne des droits de l’Homme pourrait se voir opposer des décisions identiques. Il est donc tout à fait possible de transposer les principes posés par la Cour européenne dans notre Droit.

La définition de l’Etat de Droit étant universelle, tous les Etats de Droit dignes de ce nom doivent mettre tout en œuvre pour protéger les droits et libertés fondamentaux contenus dans la Convention européenne des droits de l’Homme dont la Cour européenne est la gardienne.

Ces décisions montrent également que la France n’est pas le seul Etat de Droit mais qu’il en existe une multitude, partout dans le monde ; le statut d’Etat de Droit étant acquis dès lors que certaines conditions ont été respectées.

Le dossier consacré à l’Etat de Droit en précise les conditions. 츟P%�{�